lundi 10 octobre 2011

Platon et la Tortue volante #2

Platon savoure toujours à l’avance ses repas à l’auberge de l’Amiral Benbow. Non pas qu’on y trouve la meilleure nourriture du port, mais on est sûr d’y entendre les histoires de marins les plus incroyables et les récits de voyage les plus extraordinaires. Platon y nourrit ses rêves depuis toujours.
Il y a de cela vingt ans, un marin nommé Billy Budd vint voir l’ancien patron, et après une rapide discussion, l’auberge était à lui. Nul ne sait ce que les deux hommes se dirent ce jour-là, car leurs mots furent avalés bien vite par les murs en pierre grise, et ces murs-là se taisent à jamais. Le soir même, on vit l’aubergiste quitter le pays sans un regard en arrière, et Billy Budd s’installa dans sa nouvelle demeure comme s’il y avait toujours habité.
Platon a imaginé une centaine d’histoires possibles pour expliquer ce changement subit de propriétaire, et dès qu’il en trouve une nouvelle, il vient la raconter à Billy Budd. Le vieil homme écoute en souriant, puis le récit terminé il se lève en secouant la tête d’un air faussement navré :
-C’est une bonne histoire, dit-il, mais ce n’est pas la bonne histoire…
Parmi les habitués de l’auberge, on trouve Jacob Wilhelm Andersen, un personnage étrange qui semble attraper les fables dans les volutes de fumée qui tournent autour de lui. Il apprit ainsi un jour à Platon qu’une ville entière se trouvait dans les nuages, et qu’au moins trois autres reposaient dans les profondeurs de l’océan. Le vieux Stevenson, un ancien marin qui prétend avoir été pirate sur le navire du terrible Capitaine Epouvante, ne raconte quant à lui que des histoires de trésors perdus sur des îles inaccessibles. Platon ne sait pas toujours s’il faut le croire, et toutes ces îles lui semblent trop belles pour être vraies, mais il est indéniable qu’il a déjà visité plusieurs d’entre elles au détour d’un songe. Balthazar Frangipane, lui, n’est pas souvent là, car il parcourt sans cesse les mers à la recherche de ses frères, disparus il y a bien longtemps, mais quand il revient au port, on est sûr de le retrouver à l’Amiral Benbow. Contre un verre de bon cidre, il vous parle alors de tous ces lieux insolites qu’il a visités, de toutes ces personnes admirables qu’il a rencontrées et de toutes les étoiles qu’il a suivies jusqu’ici…
Mais Platon ne retrouve aucun d’eux dans la grande salle de l’auberge ce jour-là, et la petite déception qui l’attendait derrière la porte vient tranquillement se poser sur son épaule.
-Tu as une nouvelle histoire à me raconter, petit ? demande Billy Budd.
-Pas cette fois-ci, répond Platon.
La petite déception hésite à venir se poser sur l’épaule du vieux Billy, mais finalement elle se trouve aussi bien là où elle est.
-Sers-moi donc ce que tu as de meilleur !
Platon fait sonner les 300 petits florins dans son sac, sur l’air du tralalala.
-C’est une jolie musique, dit Billy Budd, mais fais attention à ne pas la jouer trop fort, mon garçon !  
Dans un coin de la salle, là où l’ombre est la plus liquide, un homme observe Platon, et des convoitises lui mangent le visage. Si nous pouvions avertir notre héros, nous lui dirions de renoncer à son repas et de partir bien vite sans se retourner, car il s’agit là du Renard de Portsmouth, l’un des plus fidèles lieutenants du sanguinaire Raspoutine Wainwright III. S’extrayant lentement de l’ombre qui s’accroche à ses vêtements et dégouline à ses pieds, le Renard s’approche de Platon, et un sourire très bien imité lui pousse au-dessus du menton.
-Tiens, mais tu es Platon, le petit marin sans bateau, si je ne me trompe pas, dit-il d’une voix mielleuse qui colle aux dents.
-Oui, dit Platon.
-Je t’ai connu tout petit ! A peu près petit comme ça…
Il fait un geste.
-Ah oui, c’était petit ! dit Platon.
-J’étais un ami de ton père.
-Oh !
-Nous avons été à l’école ensemble…
-Mon père n’a jamais été à l’école !
-Exactement ! Nous étions inséparables, et nous n’y sommes pas allés ensemble !
-Oh !
-Ce que je peux te dire, c’est qu’il était un fier marin, et un compagnon précieux… Je vais te raconter quelques unes de nos aventures !
Et pendant que Platon, subjugué par les belles paroles aux couleurs de son père, s’imagine parcourant le grand océan à ses côtés, le Renard verse discrètement le contenu d’une petite fiole à la teinte désagréable dans le verre que Billy Budd vient de poser sur la table d’un air méfiant. Et Platon boit.
 Dans son estomac, ça commence à se mélanger d’un côté, et puis de l’autre, et une petite volute vaporeuse s’échappe en ricanant doucement. Ce n’est jamais bon signe, quand ce genre de chose arrive, et Platon sent sa tête devenir plus lourde à mesure que les mots du Renard de Portsmouth s’y glissent et s’y entassent et entreprennent de remplir tout l’espace.
Platon s’affaisse lentement contre le mur, et il voit Billy Budd accourir, et il entend les pierres grises lui chuchoter la réponse. Il sourit, parce que c’est tout bête, et puis il ne voit ni n’entend plus rien.